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Montrer le sexe

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L'hermaphrodite de Nadar

 J’inaugure ce carnet de recherche par un billet sur les difficultés à montrer des images/vidéos de sexes, c’est à dire d’organes génitaux, dans des productions destinées à être diffusées (supports de cours, colloques, articles etc.). Le sujet peut paraître à première vue assez peu linguistique puisqu’il s’agit d’images ; mais montrer ce sur quoi je travaille et ne pas simplement le dire me semble justement soulever des questions intéressantes. Pour des raisons que j’expliquerai, j’inclurai peu d’images dans ce texte ; j’essaierai de renvoyer le plus possible à des liens.

Je prépare une thèse sur les variations du développement du sexe, et j’ai remarqué que lorsque j’évoquais ces variations, beaucoup de mes interlocuteur.ice.s ne voyaient pas de quoi je voulais parler. Il en va de même lorsque j’utilise les termes de sexes non-normés,  sexes atypiques, intersexualité, intersexuation. En général la situation s’éclaircit quand, résignée, je prononce le terme hermaphrodite ; mais celui-ci m’embête pour plusieurs raisons : tout d’abord car il fait tout de suite apparaître une figure monstrueuse ; ensuite car il désigne une réalité qui n’existe pas chez l’être humain (personne ne peut avoir les deux sexes fonctionnels) ; enfin car les mouvements intersexes se sont beaucoup opposés à l’emploi de ce terme, jugé stigmatisant (même s’il existe également  une volonté de resignifier le terme à travers une « fierté hermaphrodite »). Finalement, même lorsque, grâce à l’emploi d’hermaphrodisme, le malentendu semble dissipé, les choses restent assez peu claires : hermaphrodisme convoque des représentations et des images très éloignées de la réalité sur laquelle je travaille. D’une manière générale, l’idée de sexes atypiques ou non normés à tendance à provoquer de l’effroi. Or, une confrontation avec des images de ce genre de sexes « dédramatise » tout de suite les réactions : une variation du développement sexuel n’est rien de plus… qu’une variation, et ça n’est, en soi, ni laid, ni triste, ni horrible.

J’exposerai ici plusieurs raisons qui me poussent à vouloir montrer ces sexes, puis les différentes images que l’on peut utiliser et les problèmes que ça pose.

Pourquoi montrer le sexe ?

Comme je l’ai dit précédemment, une des raisons (peut-être la plus importante) pour lesquelles il me semble important de montrer le sexe, c’est pour ne pas entretenir le fantasme de sexes monstrueux, anormaux, bizarres. A chaque fois que j’ai montré des photos d’intersexes (non opérés d’après ce que j’ai pu identifier) la réaction a été la même « ah c’est ca, je m’attendais à pire, c’est juste pas habituel etc. ». Je défends l’idée selon laquelle les sexes ne sont pas deux mais multiples ; dans ce cadre la normalité du sexe devient quelque chose d’assez vague (à partir de combien de centimètres sommes-nous face à un clitoris ou à un pénis « normal » ?). Il peut être assez libérateur de montrer ces sexes qui, s’ils peuvent paraître inhabituels à première vue, ne choquent pas et même deviennent vite familiers. Cette familiarité contredit l’effroi qu’éprouvent face à ces sexes le corps médical et par ricochet les parents qui cherchent souvent à les normaliser à prix coûteux.

Une autre raison, plus scientifique, consiste à considérer qu’un phénomène s’étudie en contexte. Quand bien même je travaille sur des discours et sur du langage, ces discours portent sur les sexes et ceux-ci ont une matérialité corporelle, sensible. On attendrait de quelqu’un.e qui travaille sur les discours sur le tatouage ou sur la coiffure (pour en rester à des sujets qui touchent au corps) qu’il.elle montre des photos de tatouages ou de coiffures : pour que le lecteur.ice/interlocuteur.ice ait une meilleure appréhension des phénomènes observés, pour ne pas décontextualiser un phénomène qui n’est pas uniquement langagier et qui s’inscrit dans un certain rapport au corps, aux objets, à la spatialité/temporalité etc.. Cependant dès lors qu’il s’agit de sexes la question semble plus compliquée : montrer un sexe n’est pas aussi anodin que montrer une coiffure. Tout d’abord car certaines personnes n’ont pas forcément envie d’être exposées à un sexe en gros plan, parce que le sexe peut être considéré comme intime voire tabou, enfin parce que certaines images peuvent être catégorisées comme pornographiques et donc tomber sous le coup de la loi (même si je pense qu’il n’y a pas beaucoup de mineurs dans les universités…). La question est particulièrement compliquée dans le cas des sexes non-normés car les images disponibles posent presque toutes des problèmes éthiques concernant leurs conditions de production.

Quelles images montrer ? Quels problèmes ?

Si montrer des organes génitaux, peu importe s’ils sont normés ou non, pose donc généralement problème, il existe des spécificités en ce qui concerne les sexes non normés.

Tout d’abord, à ma connaissance, on trouve peu d’images « artistiques » réalisées par des vidéastes ou des photographes. Celles de Nadar, dont j’ai mis une reproduction au début de ce billet, s’inscrivent dans un contexte médical : un médecin à demandé à Nadar de faire ces photos dans un but de documentation médicale. Je crois qu’on a rarement vu une illustration aussi claire du « pouvoir sur les corps » foucaldien. Le sexe est contrôlé, médicalisé ; le.a patient.e est en position gynécologique donc contraint.e  et a le visage caché comme si sa subjectivité se trouvait dans son sexe ; la photo est centrée sur ce sexe, considéré comme vérité, essence du sujet. Si ces photos sont très belles, elles provoquent également un malaise.

De fait, un très grand nombre de photos de sexes disponibles proviennent de l’univers médical : on peut y accéder par deux biais. Une première façon est de directement chercher dans les ouvrages et articles médicaux ; sur internet des vidéos d’opérations du sexe sont même disponibles sur canal U TV, la « web tv de l’enseignement supérieur » : ces vidéos semblent destinées aux étudiant.e.s en médecine. D’autre part lorsqu’on tape « intersexe photos » comme requête dans Google, la plupart des photos d’organes génitaux obtenues proviennent de l’univers médical. Toutes ces images posent des problèmes d’utilisation : si les reproduire paraît plutôt facile au niveau du droit d’auteur, les conditions dans lesquelles elles ont été réalisées soulèvent en revanche de gros problèmes éthiques. En effet, ces photos sont souvent prises sans le consentement des personnes concernées (ou de leurs parents si elles sont mineures) ; nombreux sont les intersexes qui racontent les expériences douloureuses des séances de photographies[1]. On peut notamment écouter ici une altercation entre un militant intersexe et une médecin à un colloque : celui-ci lui reproche l’utilisation abusive de ce type d’image, notamment publiquement. Je refuse pour ma part de contribuer à les diffuser (c’est la raison pour laquelle je ne mets ici aucun lien, même si j’ai bien conscience que je leur donne tout de même une visibilité en en parlant). Je trouve assez effrayant, même si peu étonnant, que le corps médical s’autorise à photographier puis diffuser des photos des sexes de leurs patient.e.s sans consentement, même si celleux-ci ne sont pas identifiables.

Un dernier mot sur ces images : elles concernent aussi bien les adultes, que les enfants et les nouveau-nés. Les photos de sexes de nouveaux-nés produisent une impression très particulière : la focalisation sur le sexe d’un être qui n’a pas encore de sexualité ni de sentiment de pudeur met évidemment mal à l’aise. Fausto-Sterling dans Corps en tous genres explique qu’elle n’a pu trouver qu’une seule photo d’un nouveau-né intersexe prise de plein pied, qu’elle reproduit. Si les photos centrées sur le sexe créent une impression étrange, celle-ci au contraire est d’une grande banalité : on remarque à peine, à moins d’y être invité, que le sexe de l’enfant n’est pas conventionnel[2].

Les sites pornographiques constituent une autre source d’images de sexes non-normés. Il existe un certains nombres de sites d’exhibition où des adultes partagent  des photos de leurs sexes, par exemple (ATTENTION : ces liens contiennent des images et des propos à caractère pornographique) ici ou ici . On y trouve toutes sortes de sexes, et notamment des clitoris de plusieurs centimètres. Ces sites ont été pour moi une découverte assez joyeuse : les internautes échangent des commentaires souvent très laudatifs envers des sexes qui se correspondent pas à la norme : c’est un des rares lieux où les sexes non-normés n’apparaissent pas comme un problème.

Mais il m’est également difficile d’utiliser ces images, précisément parce qu’elles proviennent de sites pornographiques. Une première raison est institutionnelle : la pornographie peut apparaître comme un objet indésirable à l’université et créer une incompréhension des interlocuteur.ice.s. Un seconde raison tient aux contextes dans lesquelles ces images sont produites : si j’ai évoqué le côté joyeux de ces sites de partage, la vie des intersexes peut également être assez douloureuse. Il y a alors un décalage entre les problématiques que je peux traiter (violence médicale, tabous etc.) et la mise en scène de soi spécifique à ce genre de sites.

Je suis donc finalement dans l’impossibilité d’illustrer mon travail alors même que je suis convaincue de la nécessité de le faire : en témoigne ce texte malheureusement et paradoxalement sans images. Je n’ai pas pour le moment, trouvé de solutions à ce problème.

[1] Il semble que ces pratiques aient tendance à disparaître.

[2] On me faisait récemment remarquer que la taille du sexe des nouveau-nés était de toute façon assez étonnante : les bébés filles ont de très gros sexes proportionnellement à leur corps par exemple.

 

Bibliographie :

FAUSTO-STERLING, Anne, (2012), Corps en tous genres. La Dualité des sexes à l’épreuve de la science, La Découverte

FOUCAULT, Michel, (1976), Histoire de la sexualité t.1, La Volonté de savoir, Gallimard

Crédits : Hermaphrodite genitalia restoration, Nadar, CC.


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